Norman Bishop, trop mal connu en France, est l’une des voix les plus écoutées en Europe sur la question des prisons et le probation. Le vieux monsieur se présente modestement comme « expert scientifique occasionnel au Conseil de l’Europe », il a été dix-sept ans directeur de prison en Grande-Bretagne, puis surtout, en Suède, chef du service de recherche à la direction de l’administration des prisons et de la probation.
Il est à l’origine de la loi suédoise de 1998 qui prévoit une libération conditionnelle d’office pour tous les détenus aux deux-tiers de la peine – une proposition qui n’a pas été retenue dans la loi Taubira, qui se borne à un examen d’office des possibilités de libération conditionnelle aux deux-tiers de la peine. C’est encore lui qui a convaincu, avec la complicité de son ami Pierre-Victor Tournier, le Conseil de l’Europe de s’atteler à partir d’août 2000, à la rédaction des Règles pénitentiaires européennes, pour lesquelles la France a un certain nombre de trains de retard.
Il est notamment le rédacteur de la règle 50, « sous réserve des impératifs de bon ordre, de sûreté et de sécurité, les détenus doivent être autorisés à discuter de questions relatives à leurs conditions générales de détention et doivent être encouragés à communiquer avec les autorités pénitentiaires à ce sujet » ; une règle testée avec précautions dans quelques établissements français, à la grande fureur des syndicats de surveillants qui y voient l’amorce de syndicats de détenus. Norman Bishop aime bien cette citation de Freud, « la voie de la raison est faible, mais elle est entêtée ».
Il nous a envoyé sa réaction au projet de loi sur la prévention de la récidive, la loi Taubira, définitivement adopté au Parlement en juillet. Le texte original est en anglais - de précieux lecteurs ont eu la gentillesse de le traduire (merci à Pierre et Ercana) - l'original est à la fin de la note.
Le langage et le projet de loi sur “la prévention de la récidive et sur l’individualisation des peines”
Pensons-nous comme nous pensons penser ? Et si non, que cela signifie-t-il pour nos pensées et nos actions ? La recherche contemporaine en psychologie donne une réponse à ces questions, et démontre que notre façon de penser est profondément influencée par le langage, en particulier par les métaphores utilisées. Ce que prouve de façon spectaculaire une expérience récente citée par le professeur Rob Canton dans son étude, "Raison, émotion et dynamiques de la réforme pénale".
Dans cette étude, les chercheurs travaillent sur le traitement de la criminalité urbaine, en présentant à un large groupe d'étudiants le premier de l'un des deux rapports d'enquête. Le problème de la criminalité y est assimilé à celui d'un animal sauvage "prédateur des villes", "tapi dans l'ombre", tel un "fléau des villes", etc. À la fin, 75% des lecteurs du rapport proposent de résoudre la criminalité par des formes plus dures de répression et de punition. 25% seulement du groupe opte pour des réformes sociales, prenant par exemple en compte les problèmes économiques, les campagnes d'information, une meilleure éducation et un meilleur accès aux soins.
L'autre groupe d'étudiants lit une deuxième version du rapport, identique au premier sauf que la métaphore est cette fois celle d'un virus menaçant la santé de la ville. Seuls 56% des étudiants préfèrent la répression et la punition, alors que les partisans des réformes atteignent 44%. Ces différences ont une valeur statistique significative. L'étude ne manquait pas de vérifier si les résultats pouvaient s'expliquer par les préférences politiques des membres du groupe, et prouvait que cette affiliation éclairait bien peu ces résultats - alors que le choix des métaphore les expliquait très bien.
Le rôle de la métaphore dans le raisonnement
Le plus intéressant est qu'aucun des participants n'avait conscience du rôle de la métaphore ; ils pensaient avoir réfléchi sur les statistiques de la criminalité (voir Thibodeau, P. and Boroditsky, L., Metaphors we think with: The role of metaphor in reasoning, 2011).
Ces travaux de recherche m'incitent à critiquer le choix des mots du projet de loi sur la prévention de "la récidive". L'usage du singulier suggère qu'il n'y a qu'un phénomène unique - "la récidive" - et en masque la réalité : la récidive consiste en une répétition d'actes criminels ou délinquants, dont la fréquence et la gravité varient énormément. Pour s'attaquer à ces différentes formes de délits et ces différents profils de délinquants, les programmes doivent être conçus sur mesure, pour ces formes spécifiques. Penser en termes vagues de "récidive" expose au risque de ne voir qu'une solution simpliste à un phénomène pris par erreur pour une réalité unique. Une prise en compte linguistique de la variété des formes d'infractions et de délinquants permettrait de renforcer la prise de conscience de ce qui se passe vraiment. Comprendre combien il est nécessaire d'identifier des programmes éprouvés sur les multiples formes de récidives délinquantes révélerait aussi à quel point la France a besoin de faire davantage de recherche, d'observation et d'évaluations.
80% des récidivistes ne sont pas comptabilisés
Une autre critique formelle s'impose sur le terme "récidive". La loi française définit la récidive comme une sanction pour un nouveau délit qui fait suite à une peine déjà prononcée pour cette même infraction (le nouveau délit pouvant être plus ou moins grave que le premier). Ce qui veut dire que les délinquants condamnés pour un délit et qui en commettent un nouveau, mais sans être pris, ne peuvent être comptabilisés, puisqu'il n'y a pas eu de condamnation. Comme environ 20% des actes criminels sont détectés et jugés, cela signifie que les futures statistiques de la récidive ne prendront pas en compte les délits répétés en tant que tel, mais uniquement les délits de récidive ayant donné lieu à condamnation. Ce qui nous laisse sans information sur près de 80% des récidivistes qui continuent à commettre des délits sans traitement pénal.
(Note du blog : il faut ajouter en France la profonde différence entre la récidive légale, c'est-à-dire la commission d’une même infraction, la seule prise en compte dans les statistiques, et la réitération, c'est-à-dire la commission d'un autre délit par le même délinquant).Je ne dis pas que tous ces délinquants récidivistes inconnus devraient être arrêtés et condamnés. Il se pourrait que, comme le montrent les études sur la désistance (la sortie de la délinquance), la plupart de ces délinquants renoncent spontanément, sur la durée, à commettre de nouveaux délits. Ce que je dis, c'est que le projet de loi sur la prévention de la récidive ne dit rien de la nécessité d'engager des recherches sur les récidives ou sur ces délinquants non découverts. En l'absence d'information étayées sur ce "chiffre noir" de la délinquance à répétition, il ne peut y avoir de programme réaliste de prévention de la récidive.
L'approche suédoise
L'approche suédoise pour réduire la délinquance répétitive s'appuie sur les acquis des recherches canadiennes et britanniques, notamment. Cette recherche, fondée sur la théorie cognitive en psychologie, utilise des instruments scientifiques fiables pour classer les délinquants en fonction du risque de commission d'un nouveau délit. Par ailleurs, il s'agit de chercher à identifier les facteurs qui influencent ce risque et sur lesquels on peut agir ; par exemple, l'abus de drogues et d'alcool, ou l'incapacité à contrôler les comportements agressifs. Enfin, des programmes pour aider les délinquants à gérer leurs pulsions peuvent être mis en place, puis évalué pour s'assurer de leur efficacité. En général seuls les délinquants des groupes à risques de modérés à élevés ont besoin d'un suivi spécifiques. Pour les groupes à risque faible, les suivis individualisés sont considérés comme des investissements inutiles.
J'ai décris l'approche suédoise de réduction de la récidive dans AJ Pénal d'avril 2013. Je voudrais insister ici sur le fait que des évaluations rigoureuses de l'efficacité des programmes et des mesures de réduction de la délinquance sont essentielles à tout effort dans ce domaine. Les échecs et les erreurs sont le sang de la recherche, parce qu'ils nécessitent des efforts pour trouver de meilleurs alternatives.
La politique et la pratique pénale peuvent - en tout cas devrait - s'appuyer sur des preuves. L'utilisation de vagues abstractions devrait être évitée, au profit d'un langage simple et concret, tant dans la loi que les approches politiques. Le proverbe chinois a raison de dire "une image vaut cent mille mots", et je m'aventure à suggérer que des voyages d'études dans des pays ayant remporté quelques succès en matière de réduction de la récidive seraient précieux aux professionnels, aux chercheurs et aux journalistes français. Les résultats de ces visites gagneraient à toucher le plus grand nombre.
Norman Bishop
Former Head of Research, Swedish Prison and Probation Service, and occasional scientific expert to the Council of Europe.
Pour aller plus loin
La participation des personnes détenues à l’organisation de la vie en détention, Norman Bishop, Champ pénal.
Le texte original
Do we think as we think we think? And if we do not, are our thoughts and actions effected? An answer to this question is to be found in contemporary social psychological research that shows that the nature of our thinking is profoundly influenced by the language, and especially the metaphors, we use. This is dramatically demonstrated by a recent experiment cited by Professor Rob Canton in his report on “Reason, emotion and the dynamics of penal change”. (See 2nd Global Conference, 2013, Interdisciplinary.net).
Researchers presented the problem of dealing with a city’s crime problem by asking a large group of students to read the first of two crime reports. In this first report the crime problem was presented as being like a wild animal “preying on the city”, “lurking in dark places”, “plaguing the city” and so on. Afterwards 75 % of these students recommended solutions to the crime problem that involved tougher forms of enforcement and punishment. Only 25 % favoured social reforms such as dealing with economic problems, information campaigns, improving education and better health care.
Then another large group of students read a similar report except that the metaphor was changed to that of a virus threatening the health of the city. Now only 56 % favoured the stricter enforcement and punishment programmes whilst those favouring reform programmes had risen to 44 %. These differences were statistically significant. Checking whether these results could be explained by the political affiliation of respondents showed that political affiliation explained very little of the responses given and that the metaphor used explained much more.
The role of metaphor in reasoning
The interesting fact is that in neither group were participants aware of the part played by the metaphor ; they considered that they had been most influenced by the crime statistics of the reports. (For a full report of the experiment, see Thibodeau, P. and Boroditsky, L., Metaphors we think with: The role of metaphor in reasoning, 2011)
This research leads me to criticise the language used in the draft law on the prevention of “la récidive”. The use of the singular form of the noun suggests that there exists a unitary phenomenon – “la récidive” – and masks the fact that in reality “la récidive” consists of repeated criminal acts and repeat offenders that show an enormous variation in seriousness and frequency. The attempt to prevent these varied forms of repeated offences and repeating offenders requires specific programmes tailored to meet their specific forms. Thinking in terms of a vague abstraction such as “la récidive” runs the risk of identifying over-simplified solutions to a phenomenon that is mistakenly believed to of unified character. A linguistic acknowledgement of the variation in repeat offences and repeating offenders would strengthen awareness of the practical realities. An enhanced awareness of the need to identify and carry out evidence-based programmes against the many varying forms of repeat offences and repeat offenders would also reveal the extent to which such a need requires increased French research, monitoring and a evaluations.
80 % of offenders who repeat their offences without being detected
There is a further formal criticism of the use of the term “la récidive”. French law defines “la récidive” as a conviction for a new criminal offence following a final conviction for the original offence. (The repeat offence may be of lesser, similar or more serious gravity than the original offence). This means that criminal acts committed by convicted offenders that have not been detected and made subject to prosecution and conviction cannot be taken account of since they do not lead to conviction. Bearing in mind that only about 20 % of all criminal acts are detected and lead to final convictions, this means that future statistics on “la récidive” will not take account of repeated offending as such but only of the re-offending that has led to conviction. This leaves us with no knowledge about the approximately 80 % of offenders who repeat their offences without being detected and processed through the penal system. (Note : il s'agit du débat entre la récidive légale, d’une même infraction, et la réitération, un autre délit commis par le même délinquant).
I do not argue that all of these unknown repeat offenders should be apprehended and convicted. It may be that, as research on desistance shows, many of them spontaneously desist over time from further crime. My point is instead that the draft law on preventing “la récidive” makes no mention of the need to research and provide information on undetected repeat offenders. In the absence of researched knowledge about the dark figure of repeat offenders realistic programmes to prevent re-offending cannot be created.
The Swedish approach
The Swedish approach to reducing repeat offending makes use of the knowledge gained in, notably, Canadian and English research. This research, based on cognitive psychological theory, classifies offenders by scientifically ascertained instruments for their risk for re-offending. In addition the research seeks to identify factors in their lives that influence them to re-offend and which are susceptible of modification. Alcohol and drug misuse and the inability to control aggressive urges are typical examples of such factors. Finally, programmes to help offenders deal with their crime producing needs have to be created, delivered and evaluated to ascertain whether they do in fact enable offenders to reduce their crime producing needs. Broadly speaking it is only offenders in the medium to high risk groups that need special attention. Special programmes and supervision practices for low risk offenders is usually a waste of resources.
I have described the Swedish approach to reducing re-offending in AJ Pénal, April 2013, (payant). Here I want to emphasise that rigorous evaluations concerning the effectiveness of programmes and measures to reduce re-offending are a sine qua non of this endeavour. Failures and mistakes are the life blood of research and development since they require efforts to be made to find better alternatives to that which is found to be ineffective.
I suggest that French penal policy and practice can, and should, become more evidence-based. The use of vague abstractions should be avoided and instead concrete and simple language should be used in legislation and policy documents. Believing that the Chinese proverb that “one showing is worth a thousand sayings” is correct, I venture also to suggest that study visits to countries that have begun to show results in reducing re-offending might usefully be undertaken by French officials, research workers and journalists. The results of such a visit or visits should be widely disseminated.